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Histoire de Lo - Ivresses, Idéaux et Chaos Technique
10 décembre 2017

Girl Meats Boys (épisode 1)

1. 

En mai prochain, cela fera quatre ans que j'ai pris mon indépendance en m'installant à Reims, une première fois, non loin de la gare. Je venais d'être acceptée dans un Foyer de Jeunes Travailleurs, et me suis empressée de m'installer dans un studio de dix-huit mètres carrés qui prendrait plus tard des airs de taule, de par les tonnes de détresse émotionnelle que je laisserais là. Mais sur le coup, je n'en savais rien. J'étais désormais libre, comme je l'avais espéré depuis longtemps.

Les premières années auront été productives, sans que j'aie jamais imaginé pouvoir bouger autant durant ce laps de temps.

Reprendre mes études. J'obtins le Bac cinq ans après ma première tentative, sans trop de difficulté autre que simplement discipliner mon esprit, et pour une fois avoir confiance en moi-même, en mes capacités. Entrer à l'université, en Lettres Modernes plus précisément. Et finalement en partir, pour diverses raisons. J'y reviendrai. Sans compter un Service Civique dans le milieu du spectacle de six mois, puis six autres à travailler en milieu protégé. Prétendument protégé. Encore une fois, j'ai tout mon temps pour balancer, mais pas tout de suite.

Je compte les mois, les années, comme ça, sans que je puisse me passer de cette manie. Je me souviens de tant de choses, même quand certaines sont de trop de par leur peu d'impact dans ma vie.

Et une fois de plus, je me réveille avec la sensation de ne pas en vivre assez.

 

Depuis un an, j'occupe un appartement au nord est, à quinze minutes à pied du centre-ville. Lorsqu'on y entre, c'est directement dans la pièce à vivre, il n'y a pas de couloir avec différentes portes qui donnerait sur différentes pièces. Le salon est assez grand pour contenir le bureau, bien plus occupé que le canapé. Je mets un point d'honneur à ne pas emporter l'ordinateur dans la chambre, à faire de cette pièce un lieu de déconnexion totale d'avec l'extérieur.

Ma chambre, lieu sacré où seuls Sommeil et Désir ont droit de cité. À ma gauche, Joshua est encore endormi, dos à moi. Il dort comme je ne sais pas dormir, avec un calme souverain qui fait les individus reposés, et surtout plus réceptifs au monde qui les entoure.

Je me lève et je vais dans la cuisine. Regardant la pièce ordonnée de façon harmonieuse, je me décide à ouvrir le frigo, avant de contempler quelques secondes le paquet emballé dans un sachet de fin plastique, un paquet rouge, tendre, gorgé de jus. Un paquet qui fait un poids tel que les poignées du sachet pourraient céder si je le tenais en l'air.

 

Cette viande rouge, si juteuse. C'est à tout ce jus que je constate à quel point Ben a bien fait son travail. Ben, c'est un copain de Joshua. Il est apprenti dans une boucherie, il m'appelle souvent l'Ogresse pour plaisanter à propos de la répartie qui me vient parfois, couplée à mon désir vital. Je ris du cul, quand je peux mais où je veux. Dans ces instants, Joshua me regarde avec une fierté toute virile, et Ben se marre à chaque fois que j'arrive à sortir une blague bien salée et bien placée dans le contexte.

Sachant que chacun de mes bons mots a tendance à me faire gagner en estime auprès des amis de Joe – comme j'appelle parfois Joshua – sans forcément en rajouter j'attends le bon moment.

Le rire de Ben, un rire clair, presque musical. Sa constitution n'est pas très gaillarde pour un apprenti boucher, mais il sait mes goûts. À chaque commande, il se révèle expert en m'apportant le tout dans un emballage discret. Je me souviens d'un clochard qui traînait non loin de l'avenue Jean Jaurès, un beau gars. En comparaison des épaves habituelles, c'était un coup de chance que j'aie pu le signaler à temps à Stéphane, le patron de Ben. Il s'occupe d'appâter, d'étourdir. Pour le reste, je ne sais pas comment il se débrouille avec Ben, mais ce sont des virtuoses. Pas un nerf, pas une once de graisse. Rien que de la matière pure.

L'Ogresse, comme il m'appelle... Et Joshua qui me serre contre un mur en mordillant mon épaule.

 

 

Je m'éloigne du frigo, et dans le salon j'hésite entre mettre une playlist et la radio. Tentant de mettre Nova, mais l'heure n'est pas à l'ouverture sur le monde. Je dirais même que l'heure est à la découpe. Je trouve un album de Radiohead. Et je fais tourner sur l'ordinateur resté allumé, avant que je prépare le café et que je sorte un des larges couteaux du tiroir du buffet de la cuisine.

Il ne faut pas beaucoup de dextérité pour manier un couteau de cuisine, cela va de soi que tant qu'on a la main délicate, on évite de couper ce qui ne devrait pas l'être... La lame va et vient sur le morceau comme un prétendant qu'on laisse faire. Tout se joue entre la lame et les chairs, une danse bien émouvante pour qui prend le temps de l'observer, et surtout de la pratiquer. Lorsque Joshua m'a initiée à tout cela, je ne croyais pas prendre goût par la suite à tant de vie entre mes doigts, tant de vie par toutes les circonstances possibles.

Dumplings01

 

Ah, si je recevais la chère et tendre de mon ex... "Alors tu vois, à trois-quatre mois la chair est tendre, mais à six mois, c'est déjà plus consistant au niveau des nutriments...". Car oui, il y a bien plus ingénieux que l'empoisonnement... 

 

On frappe à ma porte. Un bruit rapide, mais sec.

  • J'ouvre ?

  • Vas-y, me fait Joe.

 

J'ouvre la porte pour finalement tomber sur le gamin du quatrième. Enzo. Pas plus d'un mètre soixante-huit, des dreadlocks à foison, un jean déchiré et un t-shirt de Rage Against The Machine. Fin comme un coucou. Quinze printemps et une mine déconfite, alors que je le vois généralement avec le sourire aux lèvres. Mais ce matin, quelque chose gronde.

  • Lo... Excuse-moi, j'espère que j'te dérange pas. Je peux parler avec toi ?

  • Entre.

 

Je le fais entrer alors que Joe prend son café. Après avoir salué Enzo, il va se rafraîchir, me laissant seule avec mon jeune voisin.

  • Bon... Qu'est-ce qui ne va pas ?

  • C'est ma sœur, deux jours qu'elle est pas rentrée. J'arrête pas de l'appeler, elle répond pas.

  • Ta sœur ? Je savais pas que t'avais une sœur...

  • J'en ai jamais trop parlé, elle s'occupe de moi à la place de ma mère.

 

Joshua devient curieux de l'affaire. Il regarde Enzo quelques secondes, le dévisage presque.

  • Et ta mère, elle a quoi ?

  • … Je préfère pas en parler.

 

Sourire déterminé aux lèvres, Joe ne dit pas amen pour autant à ce que le petit refuse de lui dire.

  • Bien. Je te lâcherai pas jusqu'à ce que tu nous expliques ta situation. N'oublie pas que moi aussi, je te croise quand je suis de sortie.

  • Je sais, mais...

  • Y a pas de « mais...» qui tienne. Tu as peut-être tes secrets, j'ai aussi les miens, et je dis pas ça pour t'emmerder, mais pour ton bien. Alors maintenant, tu m'expliques qui tu es et d'où tu viens.

 

Enzo est blême. Mais je ne manque pas de le prendre par les épaules.

 

  • T'inquiète pas, Joe a raison. Respire un grand coup et dis-nous ce qui ne va pas.

  • Promets-moi que tu diras rien.

 

Il inspire un grand coup. Trois secondes de silence et de retenue d'Enzo, avant une belle expiration. Les affaires reprennent, comme on dit, pendant que je me remets à la cuisine.  

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  • Chroniques d'un monde bordélique à hauteur humaine, trop humaine. Guerillera de salle de garde. Consultante en Ambivalence et Ironie auto-défensive. Et sinon je peins. (IG : lobazaar_gallery)
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